2020
J’ai commencé 2020 en tant que vidéaste pour une compagnie immobilière montréalaise et l’ai terminée aux iles Canaries au large des côtes du nord-ouest de l’Afrique à apprendre l’Espagnol. Il s’est passé bien de choses entre les deux.
Ça commence le 23 janvier, 16h30, à Berkeley en Californie. Je sors tremblant d’une entrevue de 8 heures – la dernière étape d’un long et ardu processus d’embauche pour la job de mes rêves. Complètement épuisé et convaincu que je n’ai probablement pas décroché l’emploi, je passe l’heure dans le train vers San Francisco à me demander qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire de ma vie.
Je reçois le lendemain matin l’appel qui trompe mon intuition – j’ai obtenu le poste et je passerai les prochaines années à être payé à trainer du monde dans des expéditions aux quatre coins du monde. Un travail qui non seulement me permettra de me redéfinir sur le plan personnel et professionnel, mais qui peut-être m’aidera enfin à trouver un équilibre entre mon désir de stabilité et mon amour pour l’aventure. Je suis euphorique.
De retour au Canada, je quitte mon emploi de vidéaste. Le plan : voyager de février à avril en attendant de débuter ma formation en mai à Canmore. En plein mois de février, les plazas vibrantes de Mexico, les ruines maya du Guatemala, les plages du Costa Rica et les coraux du Bélize me semblent beaucoup plus attrayants que les rues pleines de neige, de glace et de slush brune de Montréal. En deux semaines, je cède mon bail d’appartement, déménage toutes mes affaires, dis aurevoir à mes amis et collègues et m’envole vers le Méxique.
15 mars. Un mois après mon départ pour le sud, je sors d’une expédition d’une semaine dans la jungle guatemaltèque passée complètement déconnecté du reste du monde et je réalise que 2020 ne va pas se dérouler comme je l’aurais espérée. Entre les dizaines de messages de mes proches inquiêts de savoir si j’ai survécu à mon périple et si je serai en mesure de rentrer à la maison se trouve le courriel de mon nouvel employeur qui m’informe que la fin du monde imminente a entrainé l’annulation de tous voyages, et donc la suppression de mon futur poste.
C’est de là, assis sur une vieille chaise en osier, tout crotté après avoir passé 6 jours à marcher dans la bouette parmis les singes et les toucans, que mon monde s’arrête brusquemment de tourner. Je me sens momentanément submergé par un tsunami de colère, de tristesse et d’incompréhension. Impossible, dans ces premiers instants, de concevoir qu’un virus “comme un autre” va non seulement me contraidre à mettre une croix sur un rêve pour lequel j’ai beaucoup sacrifié, mais qu’il va également me forcer à rentrer à Montréal où je n’ai plus de travail et plus de chez-moi, où les journées sont courtes, froides et grises et où le seul réconfort auquel je peux penser à ce moment – serrer mes meilleurs amis fort dans mes bras – n’est pas loin d’être un acte criminel.
Le lendemain de mon retour à la civilisation, le Honduras, le Salvador et le Bélize annoncent la fermeture de leurs frontières terrestres. Dans les heures suivantes, le Guatemala annule tous vols entrants et sortants du pays jusqu’à nouvel ordre. Je réalise alors que this is not a drill et que si je ne veux pas passer je ne sais pas combien de temps enfermé dans un pays que je ne connais pas en pleine pandémie, je dois me déniaiser. C’est ainsi que, à 5h du matin le 17 mars, je joins une quarantaine de backpackers confus dans un autobus qui doit compter 15 sièges en direction de la seule frontière toujours ouverte : celle avec le Méxique. De là, je parviens à réserver un vol qui, après avoir été annulé et modifié à maintes reprises, finit par partir de Cancún le lundi 23 mars et me ramener à Montréal où je compte m’isoler dans l’appartement de mon ex-copain qui lui est pris dans le nord pour le travail.
Suivent deux mois d’isolation truffés de longues cyber-conversations répétitives où mes proches et moi n’avons rien à se raconter. Un espèce d’univers parralèle où le temps passe mais où rien ne se passe. Des jours qui se suivent et se ressemblent, durant lesquels je passe sans cesse d’un extrême à l’autre, me sentant à la fois libre de faire ce que je veux et prisonnier de ne rien pouvoir faire, à la fois reconnaissant d’avoir un toit sur ma tête et dévasté par la perte de l’emploi de mes rêves, à la fois optimiste et frustré, à la fois empathique et égoiste, sobre et alcoolique, motivé et lâche, diverti et emmerdé. On nous répête que “ça va bien aller” et on tapisse notre belle ville morte avec des arc-en-ciels, mais personne ne semble vraiment croire que ça va effectivement bien aller. Entre les innombrables parties de Catan en ligne, les charades sur House Party, les appels arrosés un peu plus tôt chaque jour et les heures passées à répéter les mêmes 10 mots en espagnol sur Duolingo, je passe un peu trop de temps à me dire que ça va mal, et à chaque jour ça devient un peu plus difficile de voir comment je vais réussir à revirer cette malheureuse tournure d’événements en ma faveur.
Mon frère me tend une perche lors d’un appel le jour de ma fête – après un mois de confinement, il me propose un plan qui viendra peut-être me sortir de ma monotonie : aller lui rendre visite chez lui, au Yukon, et y passer autant de temps que ça me tentera. Au menu : camping, pêche, randonnées, road trips et cueillette de champignons sauvages. Un menu pas mal plus alléchant que House Party, Zoom et 4 murs blancs avec comme unique compagnie le hibou vert de Duolingo. Un peu par manque d’alternative mais surtout par entrain à l’idée d’explorer le Canada et de reconnecter avec mon frère avec qui je n’ai pas passé plus que quelques heures dans les 10 dernières années, je m’envole un mois plus tard vers Whitehorse à bord d’un Airbus A330 dans lequel le nombre d’agents de bord surpasse probablement le nombre de passagers.
13 mai. La peur d’avoir emmené la COVID au Yukon et d’y être le patient zéro jette une ombre pas mal sombre sur ma première semaine dans le territoire. Ma crainte constante d’attraper le VIH est momentanément éclipsée par un autre virus au stigma social presqu’aussi intimidant que celui qui a tué (et continue de tuer) des millions de personnes à travers le monde. Mon frère, son ex et son ami me trouvent plutôt intense de craindre que la police m’arrête si je les accompagne à l’extérieur de la maison pour couper du bois de chauffage. Mais après avoir passé proche de manger un ticket de 1500$ pour avoir marché trop près de mon ami dans un parc le mois d’avant, j’ai l’impression d’avoir le droit d’être un peu parano.
Heureusement, il s’avère que je ne suis pas porteur de la COVID, et qu’après deux autres semaines à pas faire grand chose d’autre qu’humilier mes trois colocs à Mario Party chaque soir, je peux enfin recommencer à aller dehors, à l’épicerie, ou même à m’asseoir à l’intérieur d’un restaurant. Plein de trucs banals que je n’aurais jamais cru considérer comme des privilèges. Le Yukon est pratiquement fermé au reste du monde, on y vit un peu comme dans un bulle où il est possible de faire comme si la COVID n’existait pas. Pour la première fois depuis mars, je peux passer des heures, voire des jours, sans prononcer ces mots à saveur épidémiologiques qui sont sur toutes les lèvres.
Après quelques semaines à Whitehorse, je m’enfonce pendant plus d’un mois dans le bois dans le fin fond du nord du territoire avec mon frère et un inconnu qui allait vite devenir mon bon ami – voire mon sauveur – dans cet environnement qui m’était bien inconnu. Si je croyais être déconnecté à mon arrivée au Yukon, je n’avais encore rien vu. Rien ne déconnecte comme passer un mois les genoux dans la cendre à cueillir des champignons sauvages à 2h de bateau et 4h de route du A&W le plus proche. Rien ne crie “sortir de sa zone de confort” comme se lever dans la pluie pratiquement tous les matins pendant 40 jours pour partir un feu trempe pendant que les mouches te rentrent par chaque trou. Rien ne te fait sentir plus loin de la ville que de toujours avoir une main sur ta cannette de bear spray de peur qu’un grizzly te saute dans la face pendant que tu marches, que tu pisses, que tu manges ou que tu fais une sieste dans ton hammac.
À peine une semaine après mon retour à la civilisation, mon corps et mon esprit se remettent tranquilement de l’aventure que je viens de vivre. Plus je parle de feux de camp, de maringouins, de morilles, de brioches à la cannelle brulées, de trappes à souris, de pluies diluviennes, du soleil qui ne se couche jamais et des rivières qui débordent, plus ça me semble irréel. J’ai à peine le temps de m’en remettre que je dois me mettre en route vers Banff : j’ai réussi à réserver un terrain de camping convoité au coeur du Assiniboine Provincial Park et moi et ma Nissan Versa 2009 manuelle avons 3 jours pour parcourir les 2200km qui séparent le Yukon du plus populaire spot à photos de cartes postales du Canada.
Je passe le mois qui suit à serpenter les routes panoramiques de l’ouest canadien. Entre les dramatiques pics enneigés, les lacs turquoise, les couchers de soleil sur le Pacifique et les routes qui ne finissent plus de finir, je dézippe ma tente chaque matin devant un paysage qui me couple le souffle et me fait me demander pourquoi je n’ai pas pris le temps de visiter l’ouest avant. Je me rappelle de la chance que j’ai de me trouver où je suis en temps de pandémie. Les belles vues prennent tellement de place dans ma tête que j’en viens à oublier que c’est cette même pandémie qui m’a quelques mois plus tôt arraché un rêve d’entre les mains.
22 août. Plus de 5000km de conduite plus tard je rentre à Whitehorse par une nuit pluvieuse et, une grande frite et 10 mccroquettes en main, je m’écrase chez mon frère et pense à cette aventure incroyable à laquelle moi et ma Nissan Versa 2009 manuelle avons miraculeusement survécue. Je me dis alors que j’ai besoin d’un peu de repos, pour mon corps et pour ma tête. Et malgré cela, une semaine plus tard, je me retrouve les deux bottes dans un pied de neige au sommet d’une montagne dans le célèbre Tombstone Territorial Park dans le nord du Yukon. Je ne vois pas deux mètres devant moi et, avec mon sac de 50 lbs sur le dos et chaque once de mon corps trempé par le mélange de neige, de grèle et de pluie qui entre par chaque trou de mon poncho depuis que je suis sorti de ma tente trois heures plus tôt, je me demande si j’ai finalement atteint ma limite.
Mes efforts sont récompensés par des vues qui me font oublier tout l’inconfort qui m’habite. Mais après des mois à m’émerveiller seul, je sens le poids de la solitude. Après des dizaines d’heures à conduire en gueulant à tue-tête les mêmes 5 chansons de The 1975, à marcher des kilomètres et des kilomètres dans de grands espaces remplis de beauté mais vides d’humains et à être assis en silence devant mon ordinateur à retoucher des photos que je vais vendre 10 cent sur Shutterstock, je me dis finalement qu’il serait temps que je rentre. J’ai passé de longues périodes loin de mes proches par le passé, mais jamais je n’ai passé autant de temps seul dans ma tête, et ça commence à être lourd.
C’est donc après une semaine de chasse à l’orignal des plus épiques que je m’envole vers le Québec, enthousiate à l’idée de pouvoir revoir quelques amis grâce à l’assouplissement des restrictions sanitaires. Malheureusement, je n’ai pas le temps d’arriver en ville que Montréal “passe au rouge” : plus de restos, plus de sports, plus de rassemblements. Je peux donc dire aurevoir au dodgeball, aux souper qui ne prennent pas place à travers un écran d’ordi et à tout ce qui me rendait fébrile à l’idée de rentrer au bercail. Coup dur. Je me retrouve dans une situation similaire à celle du printemps. Mais cette fois, fini l’illusion d’un rapide retour à la normal. 8 mois après que le monde se soit arrêté, toujours aucun signe de normalité à l’horizon. Et contrairement au printemps, où chaque jour était un peu moins froid et un peu plus lumineux que le précédent, les mois les plus déprimants de l’année sont à nos portes et tout le monde est déjà bien écoeuré.
De peur de me retrouver à nouveau isolé sans trop savoir quoi faire, je prends la décision semi-réfléchie de m’envoler vers les Iles Canaries, un territoire espagnol qui a été relativement épargné par la COVID et où les restrictions sanitaires sont loin d’être aussi contraignantes que celles du Québec. Les jours précédents mon départ ne sont pas de tout repos. Dans ma tête, un dilemme moral qui m’épuise depuis mars : où se situe la ligne entre “je prends soin de ma santé mentale” et “j’agie de façon égoiste et irresponsable”? Plusieurs personnes, de mes proches à la pharmacienne du Jean Coutu, expriment indirectement leur inconfort face à ma décision de me déplacer d’un pays à l’autre dans les temps qui courrent.
Comme en témoignent pratiquement tous les débats publics des derniers mois, un important conflit idéologique s’évit un peu partout. D’un côté du ring, les gens qui promouvoient le respect des consignes sanitaires à tout prix ; de l’autre, les militants pour qui le port du masque est une attaque à leurs droits et libertés. Et entre ces deux extrêmes se trouvent des centaines de questions éthiques avec lesquelles il est difficile de jongler. Dans un monde où il est communément accepté – voire célébré – de profiter de l’exploitation de millions de personnes, de milliards d’animaux et de notre propre planète pour que nous puissions manger des bleuets en janvier, acheter des t-shirts à 5$ et se déplacer d’un bout à l’autre de la Terre en moins de 24h, il serait ambicieux de s’attendre à ce que les individus choisissent unanimement l’intérêt collectif avant l’intérêt individuel.
À quel niveau ces petites décisions du quotidien, souvent motivées par un simple désir impulsif et parfois justifiées par le sentiment d’impuissance face aux grands défis du Monde, me définissent en tant qu’individu? Car comme bien du monde, j’en achète des bleuets en janvier, des chandails à 5$ et des vols vers des destinations exotiques. Mais malgré les avertissements du gouvernement et les questionnements de mon entourage, j’estime qu’il est possible, en temps de pandémie, de voyager de manière responsable. Déterminer si c’est la meilleure chose à faire pour moi est un autre défi. Clairement, m’isoler sur une île paradisiaque au large de l’Afrique n’aidera en rien à régler ma solitude, mais de mettre en pratique mon espagnol tous les jours sous le soleil m’offrira une distraction à laquelle je n’aurai pas accès si je m’enferme tout l’hiver dans le sous-sol d’un ami au Québec à me chercher un nouveau but dans la vie.
25 octobre. Je quitte avec hésitation le Canada sans trop savoir si les autorités frontalières de Frankfort, de Lisbonne et des Iles Canaries me laisseront entrer sur leur territoire. Trois vols quasi-vides et une multitude de tests de température plus tard, je pose mes valises dans un surf club à quelques pas de la mer dans une ville touristique du sud de Tenerife. C’est magnifique, mais je ne sais pas si je m’y sens vraiment à ma place. Je ne peux pas m’empêcher de rouler les yeux quand ma coloc filme tous ses faits et gestes pour influencer ses followers, ou lorsqu’une autre parle de l’outrance qu’elle ressent par rapport aux restrictions sanitaires dans son pays. Je me sens inconfortable de juger ces gens qui ont comme moi décidé de s’évader en pleine pandémie, mais je n’ai pas la force de prétendre que notre situation est “inspirante”. J’ai de la chance d’être ici, maintenant, et c’est tout. Mais les jours passent et je réalise qu’il y a bien peu de choses qui me différencient d’un influenceur qui ne fait rien d’autre que se photographier sur une plage pour “inspirer”. Momentanément, j’ai une boule à l’estomac – la même qui m’a presque laissé en larmes la dernière fois que j’ai pris ma meilleure amie dans mes bras. Je me rappelle que capturer toute la beauté du monde dans ma Nikon ne peut pas combler le vide causé par l’absence de mes proches autour de moi.
C’est donc de ma petite chambre dans un appartement du centre de Costa Adeje que je me concentre à apprendre l’espagnol, une occupation qui me distrait et me motive. Le soleil et la mer turquoise ne m’empêchent pas de rêver aux prochains moments que je passerai avec mes proches, mais si 2020 m’a appris une chose, c’est à faire la part des choses et de trouver du bon là où il est pas toujours facile d’en trouver. Je prends quelques pauses pour réfléchir sur mon année et écrire ce texte qui n’interessera peut-être personne d’autre que mon moi de 50 ans. Et comme toujours, c’est avec un mélange d’appréhension et de quiétude que je pense à 2021 et à toutes les surprises qu’elle a en réserve. Et même si j’espère relire ce texte dans un an après une première saison à guider des expéditions à travers le monde, je suis en paix avec l’idée que tout ne se déroulera pas nécessairement comme je l’espère.
J’ai commencé 2020 en tant que vidéaste pour une compagnie immobilière montréalaise et l’ai terminée aux iles Canaries au large des côtes du nord-ouest de l’Afrique à apprendre l’Espagnol. Il s’est passé bien de choses entre les deux.
Ça commence le 23 janvier, 16h30, à Berkeley en Californie. Je sors tremblant d’une entrevue de 8 heures – la dernière étape d’un long et ardu processus d’embauche pour la job de mes rêves. Complètement épuisé et convaincu que je n’ai probablement pas décroché l’emploi, je passe l’heure dans le train vers San Francisco à me demander qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire de ma vie.
Je reçois le lendemain matin l’appel qui trompe mon intuition – j’ai obtenu le poste et je passerai les prochaines années à être payé à trainer du monde dans des expéditions aux quatre coins du monde. Un travail qui non seulement me permettra à me redéfinir sur le plan personnel et professionnel, mais qui peut-être m’aidera enfin de trouver un équilibre entre mon désir de stabilité et mon amour pour l’aventure. Je suis euphorique.
De retour au Canada, je quitte mon emploi de vidéaste. Le plan : voyager de février à avril en attendant de débuter ma formation en mai à Canmore. En plein mois de février, les plazas vibrantes de Mexico, les ruines maya du Guatemala, les plages du Costa Rica et les coraux du Bélize me semblent beaucoup plus attrayants que les rues pleines de neige, de glace et de slush brune de Montréal. En deux semaines, je cède mon bail d’appartement, déménage toutes mes affaires, dis aurevoir à mes amis et collègues et m’envole vers le Méxique.
15 mars. Un mois après mon départ pour le sud, je sors d’une expédition d’une semaine dans la jungle guatemaltèque passée complètement déconnecté du reste du monde et je réalise que 2020 ne va pas se dérouler comme je l’aurais espérée. Entre les dizaines de messages de mes proches inquiêts de savoir si j’ai survécu à mon périple et si je serai en mesure de rentrer à la maison se trouve le courriel de mon nouvel employeur qui m’informe que la fin du monde imminente a entrainé l’annulation de tous voyages, et donc la suppression de mon futur poste.
C’est de là, assis sur une vieille chaise en osier, tout crotté après avoir passé 6 jours à marcher dans la bouette parmis les singes et les toucans, que mon monde s’arrête brusquemment de tourner. Je me sens momentanément submergé par un tsunami de colère, de tristesse et d’incompréhension. Impossible, dans ces premiers instants, de concevoir qu’un virus “comme un autre” va non seulement me contraidre à mettre une croix sur un rêve pour lequel j’ai beaucoup sacrifié, mais qu’il va également me forcer à rentrer à Montréal où je n’ai plus de travail et plus de chez-moi, où les journées sont courtes, froides et grises et où le seul réconfort auquel je peux penser à ce moment – serrer mes meilleurs amis fort dans mes bras – n’est pas loin d’être un acte criminel.
Le lendemain de mon retour à la civilisation, le Honduras, le Salvador et le Bélize annoncent la fermeture de leurs frontières terrestres. Dans les heures suivantes, le Guatemala annule tous vols entrants et sortants du pays jusqu’à nouvel ordre. Je réalise alors que this is not a drill et que si je ne veux pas passer je ne sais pas combien de temps enfermé dans un pays que je ne connais pas en pleine pandémie, je dois me déniaiser. C’est ainsi que, à 5h du matin le 17 mars, je joins une quarantaine de backpackers confus dans un autobus qui doit compter 15 sièges en direction de la seule frontière toujours ouverte : celle avec le Méxique. De là, je parviens à réserver un vol qui, après avoir été annulé et modifié à maintes reprises, finit par partir de Cancún le lundi 23 mars et me ramener à Montréal où je compte m’isoler dans l’appartement de mon ex-copain qui lui est pris dans le nord pour le travail.
Suivent deux mois d’isolation truffés de longues cyber-conversations répétitives où mes proches et moi n’avons rien à se raconter. Un espèce d’univers parralèle où le temps passe mais où rien ne se passe. Des jours qui se suivent et se ressemblent, durant lesquels je passe sans cesse d’un extrême à l’autre, me sentant à la fois libre de faire ce que je veux et prisonnier de ne rien pouvoir faire, à la fois reconnaissant d’avoir un toit sur ma tête et dévasté par la perte de l’emploi de mes rêves, à la fois optimiste et frustré, à la fois empathique et égoiste, sobre et alcoolique, motivé et lâche, diverti et emmerdé. On nous répête que “ça va bien aller” et on tapisse notre belle ville morte avec des arc-en-ciels, mais personne ne semble vraiment croire que ça va effectivement bien aller. Entre les innombrables parties de Catan en ligne, les charades sur House Party, les appels arrosés un peu plus tôt chaque jour et les heures passées à répéter les mêmes 10 mots en espagnol sur Duolingo, je passe un peu trop de temps à me dire que ça va mal, et à chaque jour ça devient un peu plus difficile de voir comment je vais réussir à revirer cette malheureuse tournure d’événements en ma faveur.
Mon frère me tend une perche lors d’un appel le jour de ma fête – après un mois de confinement, il me propose un plan qui viendra peut-être me sortir de ma monotonie : aller lui rendre visite chez lui, au Yukon, et y passer autant de temps que ça me tentera. Au menu : camping, pêche, randonnées, road trips et cueillette de champignons sauvages. Un menu pas mal plus alléchant que House Party, Zoom et 4 murs blancs avec comme unique compagnie le hibou vert de Duolingo. Un peu par manque d’alternative mais surtout par entrain à l’idée d’explorer le Canada et de reconnecter avec mon frère avec qui je n’ai pas passé plus que quelques heures dans les 10 dernières années, je m’envole un mois plus tard vers Whitehorse à bord d’un Airbus A330 dans lequel le nombre d’agents de bord surpasse probablement le nombre de passagers.
Après quelques semaines à Whitehorse, je m’enfonce pendant plus d’un mois dans le bois dans le fin fond du nord du territoire avec mon frère et un inconnu qui allait vite devenir mon bon ami – voire mon sauveur – dans cet environnement qui m’était bien inconnu. Si je croyais être déconnecté à mon arrivée au Yukon, je n’avais encore rien vu. Rien ne déconnecte comme passer un mois les genoux dans la cendre à cueillir des champignons sauvages à 2h de bateau et 4h de route du A&W le plus proche. Rien ne crie “sortir de sa zone de confort” comme se lever dans la pluie pratiquement tous les matins pendant 40 jours pour partir un feu trempe pendant que les mouches te rentrent par chaque trou. Rien ne te fait sentir plus loin de la ville que de toujours avoir une main sur ta cannette de bear spray de peur qu’un grizzly te saute dans la face pendant que tu marches, que tu pisses, que tu manges ou que tu fais une sieste dans ton hammac.
13 mai. La peur d’avoir emmené la COVID au Yukon et d’y être le patient zéro jette une ombre pas mal sombre sur ma première semaine dans le territoire. Ma crainte constante d’attraper le VIH est momentanément éclipsée par un autre virus au stigma social presqu’aussi intimidant que celui qui a tué (et continue de tuer) des millions de personnes à travers le monde. Mon frère, son ex et son ami me trouvent plutôt intense de craindre que la police m’arrête si je les accompagne à l’extérieur de la maison pour couper du bois de chauffage. Mais après avoir passé proche de manger un ticket de 1500$ pour avoir marché trop près de mon ami dans un parc le mois d’avant, j’ai l’impression d’avoir le droit d’être un peu parano.
Heureusement, il s’avère que je ne suis pas porteur de la COVID, et qu’après deux autres semaines à pas faire grand chose d’autre qu’humilier mes trois colocs à Mario Party chaque soir, je peux enfin recommencer à aller dehors, à l’épicerie, ou même à m’asseoir à l’intérieur d’un restaurant. Plein de trucs banals que je n’aurais jamais cru considérer comme des privilèges. Le Yukon est pratiquement fermé au reste du monde, on y vit un peu comme dans un bulle où il est possible de faire comme si la COVID n’existait pas. Pour la première fois depuis mars, je peux passer des heures, voire des jours, sans prononcer ces mots à saveur épidémiologiques qui sont sur toutes les lèvres.
À peine une semaine après mon retour à la civilisation, mon corps et mon esprit se remettent tranquilement de l’aventure que je viens de vivre. Plus je parle de feux de camp, de maringouins, de morilles, de brioches à la cannelle brulées, de trappes à souris, de pluies diluviennes, du soleil qui ne se couche jamais et des rivières qui débordent, plus ça me semble irréel. J’ai à peine le temps de m’en remettre que je dois me mettre en route vers Banff : j’ai réussi à réserver un terrain de camping convoité au coeur du Assiniboine Provincial Park et moi et ma Nissan Versa 2009 manuelle avons 3 jours pour parcourir les 2200km qui séparent le Yukon du plus populaire spot à photos de cartes postales du Canada.
Je passe le mois qui suit à serpenter les routes panoramiques de l’ouest canadien. Entre les dramatiques pics enneigés, les lacs turquoise, les couchers de soleil sur le Pacifique et les routes qui ne finissent plus de finir, je dézippe ma tente chaque matin devant un paysage qui me couple le souffle et me fait me demander pourquoi je n’ai pas pris le temps de visiter l’ouest avant. Je me rappelle de la chance que j’ai de me trouver où je suis en temps de pandémie. Les belles vues prennent tellement de place dans ma tête que j’en viens à oublier que c’est cette même pandémie qui m’a quelques mois plus tôt arraché un rêve d’entre les mains.
22 août. Plus de 5000km de conduite plus tard je rentre à Whitehorse par une nuit pluvieuse et, une grande frite et 10 mccroquettes en main, je m’écrase chez mon frère et pense à cette aventure incroyable à laquelle moi et ma Nissan Versa 2009 manuelle avons miraculeusement survécue. Je me dis alors que j’ai besoin d’un peu de repos, pour mon corps et pour ma tête. Et malgré cela, une semaine plus tard, je me retrouve les deux bottes dans un pied de neige au sommet d’une montagne dans le célèbre Tombstone Territorial Park dans le nord du Yukon. Je ne vois pas deux mètres devant moi et, avec mon sac de 50 lbs sur le dos et chaque once de mon corps trempé par le mélange de neige, de grèle et de pluie qui entre par chaque trou de mon poncho depuis que je suis sorti de ma tente trois heures plus tôt, je me demande si j’ai finalement atteint ma limite.
Mes efforts sont récompensés par des vues qui me font oublier tout l’inconfort qui m’habite. Mais après des mois à m’émerveiller seul, je sens le poids de la solitude. Après des dizaines d’heures à conduire en gueulant à tue-tête les mêmes 5 chansons de The 1975, à marcher des kilomètres et des kilomètres dans de grands espaces remplis de beauté mais vides d’humains et à être assis en silence devant mon ordinateur à retoucher des photos que je vais vendre 10 cent sur Shutterstock, je me dis finalement qu’il serait temps que je rentre. J’ai passé de longues périodes loin de mes proches par le passé, mais jamais je n’ai passé autant de temps seul dans ma tête, et ça commence à être lourd.
C’est donc après une semaine de chasse à l’orignal des plus épiques que je m’envole vers le Québec, enthousiate à l’idée de pouvoir revoir quelques amis grâce à l’assouplissement des restrictions sanitaires. Malheureusement, je n’ai pas le temps d’arriver en ville que Montréal “passe au rouge” : plus de restos, plus de sports, plus de rassemblements. Je peux donc dire aurevoir au dodgeball, aux souper qui ne prennent pas place à travers un écran d’ordi et à tout ce qui me rendait fébrile à l’idée de rentrer au bercail. Coup dur. Je me retrouve dans une situation similaire à celle du printemps. Mais cette fois, fini l’illusion d’un rapide retour à la normal. 8 mois après que le monde se soit arrêté, toujours aucun signe de normalité à l’horizon. Et contrairement au printemps, où chaque jour était un peu moins froid et un peu plus lumineux que le précédent, les mois les plus déprimants de l’année sont à nos portes et tout le monde est déjà bien écoeuré.
De peur de me retrouver à nouveau isolé sans trop savoir quoi faire, je prends la décision semi-réfléchie de m’envoler vers les Iles Canaries, un territoire espagnol qui a été relativement épargné par la COVID et où les restrictions sanitaires sont loin d’être aussi contraignantes que celles du Québec. Les jours précédents mon départ ne sont pas de tout repos. Dans ma tête, un dilemme moral qui m’épuise depuis mars : où se situe la ligne entre “je prends soin de ma santé mentale” et “j’agie de façon égoiste et irresponsable”? Plusieurs personnes, de mes proches à la pharmacienne du Jean Coutu, expriment indirectement leur inconfort face à ma décision de me déplacer d’un pays à l’autre dans les temps qui courrent.
Comme en témoignent pratiquement tous les débats publics des derniers mois, un important conflit idéologique s’évit un peu partout. D’un côté du ring, les gens qui promouvoient le respect des consignes sanitaires à tout prix ; de l’autre, les militants pour qui le port du masque est une attaque à leurs droits et libertés. Et entre ces deux extrêmes se trouvent des centaines de questions éthiques avec lesquelles il est difficile de jongler. Dans un monde où il est communément accepté – voire célébré – de profiter de l’exploitation de millions de personnes, de milliards d’animaux et de notre propre planète pour que nous puissions manger des bleuets en janvier, acheter des t-shirts à 5$ et se déplacer d’un bout à l’autre de la Terre en moins de 24h, il serait ambicieux de s’attendre à ce que les individus choisissent unanimement l’intérêt collectif avant l’intérêt individuel.
À quel niveau ces petites décisions du quotidien, souvent motivées par un simple désir impulsif et parfois justifiées par le sentiment d’impuissance face aux grands défis du Monde, me définissent en tant qu’individu? Car comme bien du monde, j’en achète des bleuets en janvier, des chandails à 5$ et des vols vers des destinations exotiques. Mais malgré les avertissements du gouvernement et les questionnements de mon entourage, j’estime qu’il est possible, en temps de pandémie, de voyager de manière responsable. Déterminer si c’est la meilleure chose à faire pour moi est un autre défi. Clairement, m’isoler sur une île paradisiaque au large de l’Afrique n’aidera en rien à régler ma solitude, mais de mettre en pratique mon espagnol tous les jours sous le soleil m’offrira une distraction à laquelle je n’aurai pas accès si je m’enferme tout l’hiver dans le sous-sol d’un ami au Québec à me chercher un nouveau but dans la vie.
25 octobre. Je quitte avec hésitation le Canada sans trop savoir si les autorités frontalières de Frankfort, de Lisbonne et des Iles Canaries me laisseront entrer sur leur territoire. Trois vols quasi-vides et une multitude de tests de température plus tard, je pose mes valises dans un surf club à quelques pas de la mer dans une ville touristique du sud de Tenerife. C’est magnifique, mais je ne sais pas si je m’y sens vraiment à ma place. Je ne peux pas m’empêcher de rouler les yeux quand ma coloc filme tous ses faits et gestes pour influencer ses followers, ou lorsqu’une autre parle de l’outrance qu’elle ressent par rapport aux restrictions sanitaires dans son pays. Je me sens inconfortable de juger ces gens qui ont comme moi décidé de s’évader en pleine pandémie, mais je n’ai pas la force de prétendre que notre situation est “inspirante”. J’ai de la chance d’être ici, maintenant, et c’est tout. Mais les jours passent et je réalise qu’il y a bien peu de choses qui me différencient d’un influenceur qui ne fait rien d’autre que se photographier sur une plage pour “inspirer”. Momentanément, j’ai une boule à l’estomac – la même qui m’a presque laissé en larmes la dernière fois que j’ai pris ma meilleure amie dans mes bras. Je me rappelle que capturer toute la beauté du monde dans ma Nikon ne peut pas combler le vide causé par l’absence de mes proches autour de moi.
C’est donc de ma petite chambre dans un appartement du centre de Costa Adeje que je me concentre à apprendre l’espagnol, une occupation qui me distrait et me motive. Le soleil et la mer turquoise ne m’empêchent pas de rêver aux prochains moments que je passerai avec mes proches, mais si 2020 m’a appris une chose, c’est à faire la part des choses et de trouver du bon là où il est pas toujours facile d’en trouver. Je prends quelques pauses pour réfléchir sur mon année et écrire ce texte qui n’interessera peut-être personne d’autre que mon moi de 50 ans. Et comme toujours, c’est avec un mélange d’appréhension et de quiétude que je pense à 2021 et à toutes les surprises qu’elle a en réserve. Et même si j’espère relire ce texte dans un an après une première saison à guider des expéditions à travers le monde, je suis en paix avec l’idée que tout ne se déroulera pas nécessairement comme je l’espère.